Entretien avec Father John Misty

Father John Misty c’est Josh Tillman, qui après avoir quitté les Fleet Foxes, est parti se réinventer. Avec son deuxième album dans la peau de cet alter ego, l’ancien batteur se dévoile plus que jamais : I Love You Honeybear est comme une lettre ouverte à son épouse. Mais ce newlywed refuse de dégouliner d’amour comme les autres, aussi Father John Misty délaye ses composition à l’aide de sarcasme, qu’il manie avec brio. C’est à La Route du Rock que Le Transistor a pu s’en rendre compte personnellement.

Une silhouette barbue mais élancée agite un mug de thé et grommelle : « Je parie qu’on va parler de mon enfance ! C’est marrant, je n’ai jamais fait d’analyse… Enfin si, j’ai fait des albums, quoi. »

En effet, pour l’anecdote, Father John Misty a grandi dans une famille très religieuse. « Parler de mon adolescence ne me pose aucun problème. Mais décrire mon enfance, c’est pas possible : il y a tellement d’épisodes religieux, de détails, de pensées, que c’est pas intéressant de tout balayer en une seule question… On est tellement conditionnés, à force d’entre toujours les mêmes questions, tout le temps, que l’esprit les bloque. » Pour autant, Josh Tillman ne refuse pas de partager quelques souvenirs. « Certaines questions ouvrent tout un pan de ma mémoire, ravivent un épisode auquel j’avais pas pensé depuis une bonne dizaine d’année. Comme celui de mon premier concert : j’avais 16 ans,et j’étais amoureux de ma prof d’anglais. Elle devait avoir 27 ans, et je me souviens qu’elle est venue à mon concert. J’étais persuadé qu’une connexion existait. C’est juste que mon esprit d’enfant interprétait tout comme une romance… »

Très loquace, Father John Misty commence à dériver sur son admiration de Lacan et Jung. « Les livres de Jung sont imbitables, totalement impénétrables, mais je lis un livre intitulé ‘Roi, Guerrier, Magicien, Amant, les 4 archétypes masculins’, qui s’inspire beaucoup des théories de Jung. C’est comme ‘Le Live rouge’, un manuscrit dans lequel Jung a peint pendant 40 ans. C’est beaucoup d’écriture automatique, mais aussi les prémices de sa propre religion ou du moins philosophie car pour lui, la créativité est l’ultime portail vers le subconscient. » Bientôt John Tillman fait un rapprochement entre Jung et lui-même sur l’expérience des drogues, qui a donné naissance à son personnage Father John Misty. « Les peintures sont réellement incroyables. Surtout pour quelqu’un qui ne se considérait pas comme un artiste. C’était un académicien, donc il n’a rien publié de ses peintures par peur de mettre son intégrité en danger. Mais ses peintures sont très colorées comme dans un rêve. C’est sûr qu’il a fait des expérimentations hallucinogènes, ne serait-ce que pour voir de quoi il retournait. Parce que ça ressemble à des expériences LSD, dans les couleurs et recherche de géométries secrètes. »

Sur I Love You Honeybear, Father John Misty parle d’amour pour mieux critiquer la société. « L’industrie de l’amour s’est démocratisée sur Internet, où tout est quantifié. Or je pense que les chiffres nous donnent comme un sentiment de sécurité. Notre anxiété culmine au moment où on est noté : ça commence à l’école, parce qu’il n’y a aucune nuance dans la manière de communiquer à un enfant ses faiblesses et ses facilités. Donc on est conditionné depuis notre plus jeune âge : quelque part ça soulage que d’avoir un solide chiffre auquel se raccrocher. » L’artiste admet que lorsqu’un de ses albums sort, il cherche aussi à connaître le nombre d’étoiles que les critiques lui attribuent. « Malheureusement ça écrase toutes les chances d’évoluer dans la manière d’estimer notre valeur, notre créativité, notre rapport au monde. Tout est réduit à un chiffre, qui nous définit soudainement. Dans le domaine amoureux, c’est devenu un moyen de soulager cette incertitude. Alors qu’il y a tellement de conséquences bénéfiques à la recherche d’une vraie signification. Sauf que cette recherche prend du temps, et que le consumérisme américain se résume à un maitre-mot : gagner du temps. »

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Pour J. Tillman, le vocabulaire des rencontres fait penser à celui des concessionnaires auto. « Alors que l’amour, l’érotisme et la romance sont les meilleures inventions de l’humanité. Quand on est sortis de l’obscurité, à l’état de primates, les couples se formaient uniquement pour remplir une fonction biologique. On a ajouté la grâce, on lui a imputé du mystère, et il faut en tenir compte, car c’est un crime de retirer ces subtilités pour transformer l’amour en une expérience shopping. » S’il a voulu parler d’amour sur I Love You Honeybear, c’est parce qu’il a trouvé l’amour avec un grand A. « L’amour c’est bordélique. Du coup l’album est très confus, parce que le message n’est pas simple ! L’expérience de se démasquer pour quelqu’un d’autre, c’était tellement exaltant mais aussi tellement douloureux, ça nous force à nous remettre entièrement en question. Je voulais parler d’amour d’une manière réaliste au lieu de projeter ce fantasme que la plupart des chansons d’amour épousent… fantasme qui les rend tellement vides. »

Sa rencontre avec la réalisatrice Emma Garr l’a profondément bousculé dans ses convictions. « Quand on cherche à impressionner une femme, ou un homme, pour l’attirer, on exagère les aspects de nous-mêmes que l’on estime valorisants. Et quand on commence à devenir intime, on réalise que cette personne ne nous aime pour aucune de ces raisons, et c’est là qu’on perd l’équilibre. » C’est sa jeune épouse qui l’a aidé à accepter de composer de jolies mélodies. « Le dernier album Fear Fun était très spirituel, avec l’impertinence comme couche de protection. Ce I Love You Honeybear est au contraire réellement exposé. Je n’étais pas sûr… J’ai fait cet album en suivant mes instincts, jusqu’au moment où j’ai joué les morceaux à mes amis mâles (rires). D’un coup je me suis senti tellement vulnérable. Mais Emma m’a poussé sur cette voie en me confirmant que mes instincts étaient les bons, en m’encourageant à ne pas faire de compromis. »

I Love You Honeybear est le deuxième album de Father John Misty, mais le huitième de J. Tillman. « A un certain niveau de subconscient, je ressentais une sorte d’indignation de ne pas réussir à me faire connaître, et en même temps, la musique que je faisais quand j’avais 20 ans était vraiment inaccessible. Donc je n’étais pas non plus surpris de ne pas devenir célèbre. C’était très cryptique, ça n’impliquait pas l’auditeur. Mais pour être honnête, j’avais un profond désir de communiquer avec les gens. Et pendant longtemps, j’étais dans le déni de cette envie (soupir). »

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Ce n’est qu’au bout d’un long processus de réflexion que Josh Tillman a trouvé comment exprimer ses émotions pour récolter les lauriers de la critique tant attendus… et mérités. « Certains émergent entièrement accomplis, et à l’âge de 21 ans sont capable de sortir des trucs actuels et complets à la fois. Ce n’était pas mon cas : ça m’a pris 10 ans pour me connaître et trouver mon message. Et quand j’ai eu les premières réactions positives, j’étais comme choqué. Quand mon écriture a commencé à changer, je me doutais bien… Mais en même temps c’est fou d’avoir soudain cette connexion ! C’est comme un interrupteur qu’on actionne et d’un coup notre musique capture l’imagination des gens ! »

Réclame

I Love You, Honeybear, le deuxième album de Father John Misty, est paru chez PIAS.
Father John Misty sera en concert au Pitchfork Music Festival Paris


Remerciements : Maxime Lecerf

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