Entretien avec Jamila Woods

Certains l’ont croisée au Pitchfork Avant-Garde, d’autres aux côtés de Chance The Rapper. Jamila Woods ne vous a pas attendus, et sort déjà son deuxième album, un hommage aux icônes noires de l’Histoire de l’Art. Chaque chanson de Legacy! Legacy! est ainsi dédiée à une figure afro-américaine qui l’inspire : Basquiat, Miles Davis, Sun Ra, Frida Kahlo… Le Transistor a rencontré cette nouvelle voix de la soul qui ne prend la parole pour ne rien dire.

Petite, Jamila Woods faisait partie du fameux Chicago children’s choir. “J’étais dans la chorale principale de Chicago, celle pour laquelle il faut auditionner. C’était professionnel, on partait en tournée à travers les Etats-Unis. J’ai chanté avec l’orchestre de The Lord of the Ring, mais d’autres ont chanté avec Céline Dion, ou participé à l’album de Chance The Rapper – et le mien !”

Jamila Woods

Jamila Woods est impliquée dans la vie de la communauté de Chicago. “Je travaille au Young Chicago Authors, c’est un centre communautaire. Quand j’étais au lycée, j’y suis allée pour un open mic, et pour la première fois, j’étais dans un endroit où il n’y avait que des jeunes, pas d’adultes en vue. J’ai lu mon poème, et les gens étaient assis, calmes, à vraiment écouter. Après quoi, tout le monde a applaudi, et certains sont venus me voir, me raconter qu’ils s’étaient sentis concernés par ce que j’avais écrit.” Pour l’artiste, c’est essentiel d’avoir des espaces où les jeunes peuvent s’exprimer. “Que des gens du même âge s’écoutent de manière égalitaire, échangent ce type de respect, jamais je n’avais ressenti ça ! Ces espaces sont importants, surtout parce qu’il n’y a pas de ségrégation, c’est pas la poésie d’un côté et la musique de l’autre, tout se mélange, les gens peuvent expérimenter.”

Jamila Woods a commencé la poésie un peu par accident. “C’était pour un programme extra-scolaire, après les cours, ils te font choisir 3 options. Je voulais faire les cours de chant ou de théâtre, et j’ai mis la poésie parce que je me suis dit que de toute façon, j’aurais l’un de mes deux premiers choix. Quand ils m’ont mise en poésie, au début j’étais en colère. mais j’ai fini par adorer. Ca a été comme de trouver une nouvelle langue.” Avant ce cours, s’exprimer était pour elle un processus tumultueux. “J’étais jamais complètement à l’aise, j’essayais de m’intégrer, je faisais ce que je pensais que mon entourage attendait de moi au lieu d’être moi-même. Et là, enfin, je sentais que je pouvais être moi-même, et que je pouvais m’exprimer au travers de la poésie, j’avais trouvé un langage authentique.”

En fait, si Jamila Woods n’était pas à l’aise, c’est pour une question cruciale d’identité et de représentation. “Ca a été tout un travail, parce que pour moi, en tant que Noire, car les formes d’identités proposées étaient assez limités… Je voyais comment les Noirs étaient représentés, et j’entendais les gens me dire “je n’ai jamais vu un Noir parler comme tu le fais”, “je n’ai jamais vu un Noir écouter de la musique emo”… Ces petites choses me disaient que je n’étais pas le bon type de Noire. J’étais toujours entourée de personnes blanches, donc je me sentais simplement différente.” L’artiste en est venue à se demander s’il elle était assez noire. “Simplement parce que je ne venais pas des mêmes quartiers, je n’avais pas le même accent, et je ne comprenais pas pourquoi. Sans avoir le vocabulaire pour exprimer ces questions… Jusqu’à l’université, où j’ai commencé à lire des travaux écrits par des artistes noirs. Et là surprise ! J’ai découvert qu’il n’y en avait pas qu’un seul ! Ca m’a donné le courage de parler de mon identité. Etre noir, c’est pas quelque chose que je dois essayer d’être, car je le suis, peu importe ce que je fais, je ne peux pas y échapper. Donc c’est à moi de le définir.”

Legacy! Legacy! a des références évidentes, comme Basquiat ou Frida Kahlo, mais d’autres noms nous sont inconnus. “J’ai écouté beaucoup de hip hop, et dès que je tombais sur une référence que je ne connaissais pas, j’allais faire mes recherches. Ca me faisait marrer, surtout qu’il y avait pas encore Rap Genius ! Je ne veux pas que les gens se sentent intimidés s’ils ne connaissent pas le nom. Il ne faut pas non plus se sentir obligé de chercher, à part si vous êtes piqué de curiosité ! Mais si vous ressentez quelque chose sans aucun lien avec la personne citée, là c’est moi qui serais curieuse de connaître votre interprétation.”

Pour chaque chanson, l’artiste a essayé d’entrer dans la peau des personnages. “C’est un peu comme d’inviter leur esprit, dans la pièce avec moi. J’écris à propos de ma propre vie, je raconte une leçon que j’ai apprise grâce à Eartha Kitt, j’explique en quoi ça me fait réfléchir à mes relations. James Baldwin écrivait beaucoup à propos des Blancs, des Etats-Unis en général et du racisme. C’est lui qui m’a aidé à gérer ma frustration, et comprendre ce qui se passe en ce moment, et depuis toujours, entre les Noirs et la police. En fait j’utilise leurs idées un peu comme des loupes qui m’aident à analyser mon monde.” Mais pour Jamila Woods, il n’est pas question de se mettre dans leur peau, au contraire. “La tournure est très physique, alors que le processus était très spirituel. Au milieu du processus d’écriture, j’ai rencontré un astrologue qui m’a dit “les ancêtres vous aiment bien et veulent vous parler, vous avez besoin de leur créer un espace, de leur faire un autel, pour leur permettre de venir” alors qu’on parlait pas du tout de mon album ! Donc j’ai pas eu besoin de me mettre dans leur peau, c’est eux qui me rendaient visite.”

Tout cet héritage de personnes qui ont lutté pour la cause des Noirs, pourrait représenter un fardeau. “Pas pour moi, c’est tellement encourageant d’apprendre toute l’histoire qu’on ne m’a pas racontée. De comprendre qu’il y a tellement de gens extraordinaires qui ont enduré et surpassé tellement de choses. De voir comment on a appris, pas des erreurs mais des critiques. Donc c’est un empowerement, ça m’inspire d’apprendre toute l’histoire possible sur les Noirs et les artistes noirs.” Au passage, Jamila Woods nous raconte la véritable histoire de Rosa Parks. “En fait c’est une autre femme, avant Rosa Parks, qui a voulu s’asseoir dans le bus. Mais ils n’ont pas créé de mouvement, autour de cet incident, parce que c’était une adolescente noire enceinte. Ce n’est que plus tard qu’ils ont orchestré une autre occasion, pour Rosa Parks – une figure respectée. Il fallait quelqu’un derrière qui les gens puissent se rassembler.”

A l’instar de Rosa Parks, la position de porte-parole peut s’avérer difficile… “Je participe à une conversation, je ne cherche pas à montrer le chemin. Pour la question de la représentation, j’essaie déjà de me représenter de manière authentique… Mais il y a toujours un moment où on va me demander ce que je pense des femmes noires à Chicago, ou des Noirs aux Etats-Unis… C’est une question difficile parce que je peux pas représenter tous les Noirs, je ne peux pas parler pour tout le monde.” Et pourtant Jamila Woods se sent désormais les épaules de l’endosser. “Et en même temps je veux représenter ma communauté. Donc oui je puise ma force dans ce qu’ont accompli ces gens avant moi, parce que je ne suis pas la première dans cette position, à devoir représenter… C’est aussi pour ça que j’ai étudié l’Histoire des Noirs, parce que ça me fascinait de savoir comment ils géraient ces questions de représentations tout en restant authentiques.”

Réclame

Legacy! Legacy! le deuxième album de Jamila Woods est paru chez Jagjaguwar / [PIAS] Jamila Woods sera en concert au Pitchfork Music Festival Paris
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Remerciements : Agnieszka Gérard

Catégorie : A la une, Entretiens
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