Entretien avec Emel Mathlouthi

Emel Mathlouthi vient de sortir son troisième album Everywhere We Looked Was Burning. Un nouvel opus où la compositrice a travaillé les sons plus que les paroles militantes qui ont forgé sa réputation. Le Transistor a rencontré cette artiste accomplie pour revenir sur son parcours, et les embûches qui l’ont jalonné. Emel raconte ce que ça fait d’être une femme, révolutionnaire, tunisienne, autant de cases dans lesquelles on l’étouffe.

Emel Mathlouthi

Révolutionnaire dans l’âme, Emel Mathlouthi a choisi avec ce nouvel album de s’imposer au niveau artistique. “L’engagement n’est pas à remettre en question, mais ça veut pas dire que la musique ne peut pas être sophistiquée. J’ai voulu partir de sons de la nature, pour en faire des claviers. Donc j’ai travaillé avec des geeks des synthés, pour un rendu planant ambiant.”

Ce tournant artistique a pour but de casser les clichés et les formules toutes prêtes. “Souvent en tant qu’artiste et surtout personnellement, avec le nom que je porte, avec mon vécu, on a envie de me confiner dans une boîte. Ce qui fait que forcément, si le public ne m’y retrouve pas, je fais des déçus. Cet album c’est vraiment un constat artistique. J’ai travaillé avec 5 producteurs, qui viennent d’horizons différents, de culture différentes pour redéfinir la nouvelle génération de musique arabe.” Dans sa quête d’affirmation artistique, Emel a choisi avec soin ses producteurs. “Je devais faire une collaboration avec un producteur assez connu, mais j’ai pas aimé le rendu, ça sonnait comme une caricature, avec la voix de la chanteuse et la musique par le producteur blanc. Pour lui, peu importe ce que je chante. Ma musique je l’assume, elle n’est pas forcément immédiate, mais ça reste quand même de la chanson. Ca m’intéresse pas de partir dans un trip avec des tonnes de reverb et de delay sur la voix. C’est pas comme ça que je conçois l’electro.”

Emel Mathlouthi déplore les exigences qui pèsent sur l’inspiration artistique. “Il y a cette attente que tu te renouvelles, sans te répéter, mais à la fois, faut pas trop innover. Et puis j’ai quand même l’impression que pour ceux qui viennent d’autres pays que l’Europe ou l’Amérique, on a encore moins le droit.” Ces impératifs viennent d’après elle au fait que la musique ne réponde plus aux codes de l’art. “Je suis pas dans la consommation, je suis dans la stimulation. J’aspire vraiment à faire de l’art parce que ce sont les artistes qui m’inspirent, qui me donnent de la force, et l’envie de créer, de vivre. D’exister ! C’est de plus en plus dur de justifier ce qu’on fait là, ce qu’est la terre, l’être humain. Et pour moi c’est l’art la réponse. Et c’est en train de se prouver : dans une manifestation au Liban, j’ai vu des gens qui chantaient la symphonie de Beethoven, c’est ça l’avenir…”

Rapidement, Emel Mathlouthi se retrouve dans la catégorie musique du monde. “J’adore Omar Souleyman, c’est cool, ça fait danser ! Mais c’est de la musique arabe qui marche chez les Occidentaux : on reste dans l’exotisme ! Ou alors il faut que ce soit politique : être censuré dans nos pays, ou pire, en danger de mort ! Moi à la base, j’adorais mélanger la derbouka et le oud à mes compositions métal, pour nous c’était révolutionnaire ! Mais quand je suis arrivée en France, j’ai compris que c’était pas la peine. Vu sous l’angle de l’exotisme, ça m’intéresse pas comme proposition artistique.” Cette case ne lui correspond pas, et ne lui permet pas de s’épanouir en concert. “J’avais fait un concert aux Desert Days, qui est vers Joshua Tree, et là je me suis enfin sentie moi-même. C’est un sentiment qu’on me vole la plupart du temps. Je suis pas du tout sélective, la musique doit parler à tout le monde, mais quand t’as des gens qui sont en attente d’une musiqu folklorique, moi je ressens la différence. C’est très égoïste d’imposer ce genre d’attentes à un artiste pour combler tes envies exotiques.”

Or le live, c’est vraiment là où l’artiste se révèle, avec sa puissance, son intensité. “Quand tu vas voir un concert, tu as envie de quelque chose que tu vas vivre nulle part ailleurs. Lors des premières scènes que j’ai faites en musique, j’ai découvert que c’était un lieu en suspension, où tu crées vraiment la magie, où tu électrocutes les gens, et tout à coup tu les emmènes sur un nuage. Et ça demande beaucoup de travail, beaucoup d’énergie et puis surtout il faut que tu te mettes dans un certain état d’âme. Il faut avoir de la conviction, du charisme, de l’émotion, c’est un tout.” Un lieu où l’émotion se passe de mots pour se raconter. “Des fois, on a pas besoin de tout comprendre, on a juste besoin de vivre la musique. Parce qu’au final, c’est de la chanson. C’est pour ça que je me suis mise à chanter en anglais, c’est parce qu’on s’en fout de la langue ! D’ailleurs la musique suggère son histoire, pas besoin de dictionnaires. Récemment, on m’a réclamé ‘Kelmti Horra’, et mon lighteux américain est venu me voir après le concert pour me dire : c’est quoi cette chanson ? elle est trop belle ! Il n’avait aucune idée du contexte révolutionnaire… Les mots ont leur propre torche qui brûle.”

Par moments, Emel Mathlouthi en vient à regretter son parcours. “Au moment où j’ai fait ‘Kelmti Horra’, j’étais révolutionnaire, mais je n’ai pas attendu la révolution pour l’écrire ! Je l’avais depuis plusieurs années. Au final, quand j’ai atterri à 20 ans en France, je me cherchais, sans aucune prétention à devenir songwriter. Si j’avais fait des tremplins, avec des compositions pop, ça aurait été plus simple pour arriver là où j’en suis aujourd’hui, où j’ai vraiment envie d’être moi. Ca aurait été plus facile pour tout le monde de me vendre que cette histoire de révolution.” Heureusement, elle l’admet, les mentalités se déverrouillent, petit à petit. “Personnellement, je m’inspire beaucoup de Azzedine Alaïa – paix à son âme, qui n’en rien eu à faire des codes ! Au final, personne ne savait qu’il était tunisien, car c’est pas le propos. Quand on dînait chez lui, la harissa était sur la table, mais on avait pas besoin de voir la harissa dans ses créations.”

Au final, peu importe comment on la catégorise, tant que sa révolte intérieure ne s’éteint jamais. “Je me souviens, j’avais fait un concert à Hambourg. Et tout le monde était fier de raconter que certains stands étaient tenus par des réfugiés… C’est plus des êtres humains, c’est des réfugiés !”

Réclame

Everywhere We Looked Was Burning, le troisième album d’Emel Mathlouthi est paru chez Partisan Records


Remerciements : Manon L'Huilier

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